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Le jour. D'après fred sabourin

Je me suis étendu sur mon lit en pensant qu’on peut très bien être heureux à Sakhaline

6 Mars 2018 , Rédigé par F.S Publié dans #littérature

Je me suis étendu sur mon lit en pensant qu’on peut très bien être heureux à Sakhaline


Je suis sorti dans la rue pour trouver un restaurant. J’ai dégusté des mets à prix d’or, dans un palais en toc. Le propriétaire n’avait pas lésiné sur la dépense, ou peut-être, avait-il quelques sous à blanchir. Je me suis une nouvelle fois souvenu de cette phrase de Custine : « Ils prennent le faste pour l’élégance, le luxe pour la politesse… ».
 

Il n’y avait là que de sévères hommes d’affaires, et la jeunesse dorée de Sakhaline. En face de moi bavardaient quelques-unes de ces jeunes filles, qui d’habitude dans ces régions tombent enceinte à 18 ans, au mépris de l’évolution générale des mœurs. Elles vous regardent avec des yeux qui appellent au pillage et au bout de deux semaines vous introduisent dans des foyers trop bien rangés. Des dimanches ennuyeux, vous ne vous tirez alors qu’avec de médiocres excuses avant de demander au chauffeur de faire un long détour pour aller respirer la liberté des faubourgs mal soignés. En vérité, c’est beaucoup plus loin que j’ai fui ces histoires où l’on vous regarde avec espoir. Vous vous sentez opprimé par une douceur que vous voudriez écraser du poing, aspiré par un marais de gentillesse. Vous songez d’un coup à la solitude et au lointain. Tout sauf cette chaleur sèche des maisons bien chauffées. Dieu sait combien m’ont toujours plus séduit les appartements où l’on pose à peine l’œil sur vous, le père propose à boire comme si vous étiez son voisin et la mère vous restaure comme elle nourrirait l’oncle Vassia. Nulle sollicitude et une certaine virtuosité de la bonté. Comme est confortable cette relation, où l’indifférence vaut pour un signe d’humanité, où les égards sont une insulte à la fraternité.
 

Dans un coin de la salle trônait deux de ces imposants billards russes qui diffèrent de leurs homologues américains par les caractéristiques suivantes : un tapis plus vaste, des boules plus volumineuses et plus lourdes, des trous plus étroits et des angles fermés. Les joueurs envoyaient des boulets de canon d’une précision démoniaque pour le plaisir d’entendre le son sourd des billes heurtant les panières. Au bar, une femme entre deux âges envoyait des signaux de détresse à un marin qui passait au large dans un océan de bière. Et moi je fixais l’horizon enfumé en délaissant mon verre. Ce soir, j’étais à nouveau convoqué devant mon tribunal intime. Il m’arrive régulièrement de comparaître pour lâcheté devant la vie. J’en étais quitte pour deux jours de vertiges. Le voyageur est une catastrophe ambulante.
 

Je suis rentré dans la chambre avec ses gadgets japonais anachroniques se détachant du décor gorbatchévien. La fenêtre était ouverte et un souffle d’été jouait avec le voile faisant office de rideau. Je me suis étendu sur mon lit en pensant qu’on peut très bien être heureux à Sakhaline. Il y a dans ce Nord la rudesse – pas tant climatique que sociale – dont on nous a toujours privés. En Europe les malheurs sont valorisés selon un barème de l’affliction. On s’acquiert des mérites involontaires. La télévision Panasonic sur son meuble vernis montrait un de ces jeux de téléréalité décliné à la sauce russe. Au milieu du néant intellectuel de leurs conversations, disputes et amourettes, aucun des participants ne pleuraient. Si je me souviens bien, sur les chaînes françaises ils passent leur temps à larmoyer et à sangloter. Ici les hôtesses de l’air ne vous sourient pas comme à des demeurés au milieu des turbulences. Il n’y a que dans nos compagnies que tout l’équipage se présente par son petit nom comme si on partait en colonie de vacances. C’est sur ces grandes considérations que je me suis assoupi.
 

À l’aube, les rayons matinaux m’ont débusqué derrière le voile doublant les carreaux. J’ai filé vers Korsakov où le ferry pour Hokkaido vient chercher les passagers. Une foule de Russes attendaient le départ pour Wakkanaï, la plupart pour aller faire ensuite quelques emplettes à Sapporo. Le respect que leur impose l’archipel nippon tranche avec l’opinion qu’ils ont généralement des Chinois. A la suite du tsunami et de la catastrophe de Fukushima, plusieurs millions de roubles furent rassemblés en Extrême-Orient russe. Et dire que ces deux pays n’ont jamais signé de traité de paix à la suite de la Seconde Guerre mondiale en raison de leur dispute frontalière. Comment appelle-t-on les îles Kouriles au Japon ? Territoires du Nord.
 

Cédric Gras : Le Nord, c’est l’Est. Aux confins de la Fédération de Russie

(pp. 116-118 éd Libretto)

 

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