François Mitterrand, l’homme qui aima une femme
Les Lettres à Anne, correspondance fleuve entre François Mitterrand et Anne Pingeot de 1962 à 1995, laisse entrevoir, au-delà de l’intimité d’un couple à l’amour passionné et d’une double vie savamment clandestine, la marque d’un très grand écrivain. Sauf à ne pouvoir faire abstraction du personnage qui occupa l’Élysée durant quatorze ans, il est difficile de ne pas succomber au charme romantique autant que transgressif de ces 1218 lettres d’amour.
Pour lire les Lettres à Anne de François Mitterrand, peut-être le mieux serait-il finalement de commencer par la fin. Les 50 dernières pages des 1246 au total résument en quelques lignes les dix dernières années de la vie de l’ancien Président de la République, et en donnent toute l’intensité dramatique. C’est finalement très peu au regard des nombreuses lettres des premières années de la relation cachée entre François Mitterrand et Anne Pingeot, où celui qui n’est encore que sénateur puis député de la Nièvre, président du Conseil général, écrit à « Mademoiselle Pingeot » tous les jours, parfois plusieurs fois par jour.
Commencer par la fin, c’est commencer là où la vieillesse, la maladie et la mort achèvent l’œuvre. Obsédante, la mort ne parvient cependant pas à altérer l’amour passionné de François Mitterrand pour celle qui, entre temps, a donné naissance à Mazarine (le 18 décembre 1974). Obsédante mort dont le lecteur, en quelques pages, quelques lettres, sent envelopper de sa pesanteur le corps et l’esprit de l’ex Président, désormais retiré avenue Frédéric-Le-Play près du Champs-de-Mars dans le 7e arrondissement de Paris. Mais les toutes dernières lettres viennent de Belle-Ile, où il se repose, écrasé de fatigue après des séances de rayons qui le font souffrir et diminuent ses forces. C’est de là qu’il envoie quelques unes de ses plus belles lettres, touchées par la grâce du dénuement de l’amour – la seule chose qu’il lui reste à offrir, et à recevoir – tout en étant manifestement contrarié par une mise à l’écart cruelle d’Anne Pingeot (ce n’est pas la première fois que sa « sévérité » est éprouvée par F.M), et un oubli de sa fille qui « s’escrime à la machine », jeune étudiante en philosophie occupée par des activités de son temps. Il a 79 ans, et mourra dans les premiers jours de janvier 1996.
« Mon amour chéri, je ne sais comment tu reçois ces lettres. Je te les écris avec un vrai, un grand amour, un immense besoin de toi. Quel est mon avenir ? Rien, ou presque rien. Il reste le champ de l’âme et du rêve. Tu en occupes l’essentiel. Je t’aime. François », écrit-il le 21 septembre 1995, la veille de la dernière lettre. « Comprends-tu, Anne ce que veut dire ce cantique qui monte en moi ? Cette nuit mon cœur veille. Je te murmure ma tendresse. Je goûte à tes lèvres pour boire un peu ma source aimée. Mais tout en moi apprend cette splendeur : t’aimer VRAIMENT », écrivait-il 30 ans plus tôt le 30 juin 1964 dans la 92e lettre, presque deux ans après le début de la correspondance. Entre les deux, plus de trois décennies d’une relation où se disputent le romantisme littéraire, la passion amoureuse, le vigoureux tumulte des corps, des esprits et des âmes, la férocité des doutes qui semblent déchirer la vie d’Anne Pingeot, contrainte d’accepter cette vie dans l’ombre captive, sans possibilité avant mai 1981 de vivre pleinement aux côtés de l’être aimé. On y lit aussi l’ambition dévorante qu’on devine derrière quelques éléments de la vie de l’autre Mitterrand – celle qu’on connaît, un peu – et ce hors-champ permanent de lui-même, comme absent dans la présence réelle, capacité hors-norme de s’extraire au monde qui l’entoure, en toutes circonstances… y compris au conseil des ministres. « Un père seul au monde qui sait se faire connaître mais qu’on ne connaît pas (…) Personne en le voyant ne pourrait savoir ce qu’il pense à l’intérieur de lui », écrira Mazarine, en juin 1987 dans un portrait de lui rédigé lors d’un séjour en Allemagne, d'une fulgurante justesse…
Lors de la parution des Lettres en octobre 2016 – à l’occasion du centenaire de sa naissance – Anne Pingeot n’a livré qu’une seule interview, celle de l’émission À voix nue sur France Culture avec Jean-Noël Jeanneney, dans un exercice de maïeutique qui aujourd’hui encore laisse admiratif. « Je ne sais pas si j’ai bien fait », semblait-elle regretter, dans un élan de sincérité mais dont on se demande si ce n’est pas une ruse « mitterrandienne » dans la bouche de son égérie. À l’exception, peut-être, d’un article d’Ariane Chemin dans Le Monde, on a le sentiment que beaucoup sont passés un peu à côté de ce qui fait toute la profondeur des Lettres. Peut-être les auteurs des articles de circonstances n’ont guère eu le temps de se plonger et d’achever la totalité de ce pavé de trois livres (1,512 kg), qui, s’il se lit souvent comme un roman – celui qu’on osera jamais écrire tant il semble parfait de bout en bout – ne se lit pas non plus comme un livre de poche entre deux métros. Plus on avance dans les Lettres à Anne, plus on est ému, bousculé, attiré, fasciné par cette histoire, celle d’un homme que les plus audacieux croyaient connaître, et qu’on découvre en réalité tout autre. Un homme secret, sensible, d’un romantisme absolu et parfois-même d’une sensualité forte, instinctive, animale. Complicité artistique, littéraire, religieuse, philosophique entre les deux amants ; mais aussi moments de doutes et d’angoisse – où les lettres de F. Mitterrand sont probablement les plus déchirantes – moments de joie profonde comme à la naissance de Mazarine.
En mars 1964 (lettre n°46), il écrivait à Anne Pingeot : « Vous m’avez dit que mes lettres vous donnaient souvent l’impression de s’adresser à moi-même. Non. Ce n’est peut-être pas toujours à vous que je parle (si, pourtant, je le crois) mais c’est à cause de vous que j’ai envie de parler, que j’en ai le goût et la force. Je n’ai rien dit à personne pendant des années ». Parler de lui pour vaincre la solitude et l’angoisse de la fuite du temps – il a 47 ans, elle 20 ans lors du premier « rendez-vous » sur une plage d’Hossegor le 15 août 1963 – parler de lui pour ne pas penser à la mort angoissante dont on sent planer l’ombre insidieuse tout le long de cette autobiographie de couple ; parler de lui, d’elle, de ce nous pour dépasser cette solitude recherchée, désirée autant que redoutée. Jusqu’aux derniers mots de la dernière lettre, après 32 ans de vie « commune » : « Tu m’as toujours apporté plus. Tu as été ma chance de vie. Comment ne pas t’aimer davantage ? ».
F.S.
François Mitterrand : Lettres à Anne. 1962-1995. Gallimard.