Lettre à Georges B.
Cher Georges,
Tu me pardonneras cette familiarité j’espère. Tu es mort quand mon cerveau commençait vraiment à vivre, c'est-à-dire à peu près à l’âge dit de « raison ». A la maison, quand mon père y était encore, trônaient sur la platine comme on disait alors, des disques vinyles 33 tours, l’intégrale de Georges Brassens. Ton intégrale en somme. C’est à ce moment là que sont rentrés pour toujours dans mes oreilles des titres comme Les Copains d’abord, Le Gorille, Bancs publics, Le Parapluie, Une jolie fleur. Et des moins avouables comme Trompettes de la renommée, Misogynie à part, Fernande, etc. Plus tard – beaucoup plus tard – à la faveur d’une fin d’été un peu désœuvrée, j’ai acheté une guitare d’occasion, et j’ai commencé à me faire saigner les doigts dessus, comme dit l’autre, « l’homme en or ». La première chanson que j’ai su jouer en chantant en même temps fut La Mauvaise réputation, car les accords étaient très simples pour un guitariste débutant. Encore plus tard, je me suis coltiné la Supplique pour être enterré sur la plage de Sète, ou encore L’Auvergnat, dont les accords en « barré » me donnent encore aujourd’hui des crampes à la main gauche. C’était comme ça, "Brassens, il avait des gros doigts", m’avait-on dit, alors il jouait beaucoup de choses en barré, et inventait des positions sur le manche pour palier ce défaut. Je n’ai jamais réellement su si c’était vrai, mais le fait est là : pour apprendre à jouer tes chansons, il faut non seulement d’abord beaucoup les écouter, mais plus encore avoir une souplesse du poignet hors pair.
Un jour, j’ai décidé de te faire écouter à une petite fille qui tient ma main au bout de mon bras de singe (gorille ?). D’abord celles pour toutes les oreilles, puis celles pour « pas toutes les oreilles ». Après l’avoir quelques années délaissée et jouée plus épisodiquement, j’ai ressorti la guitare de l’étui où elle dormait depuis (trop) longtemps. Re belote, il a fallut que je me ré-assouplisse les doigts et le poignet, en reprenant tes chansons. C’est revenu assez vite, beaucoup plus que je ne le craignais. Alors je me suis mis en quête d’autres chansons que je n’avais pas encore essayé, comme Tonton Nestor, Les Philistins, Les Passantes, La Ballade des cimetières, Mathilde, et Le Bistrot. Cette dernière je l’aime beaucoup. Elle évoque des souvenirs du temps où je trainais mes guêtres du côté des Abbesses, Pigalle, la rue Lepic, et derrière la colline Montmartre le quartier Championnet-Ordener, dans le XVIIIe arrondissement de Paris.
« Dans un coin pourri, du pauvre Paris, sur une pla-a-ce. L’est un vieux bistrot, tenu par un gros dé-gueu-la-asse. Si t’as le bec fin, s’il te faut du vin première cla-a-sse, va boire à Passy, le nectar d’ici te dé-pa-asse ».
Elle a été de nombreuses fois reprise, souvent avec brio, et récemment je l’ai entendu sur France Culture (mais oui !) interprétée par Loïc Lantoine. Il m’a fichu un coup, le Lantoine, avec sa voix rauque dont on dirait justement qu’il en a bu pas mal du « nectar d’ici », à s’en matelasser le gosier justement... J’ai sorti la guitare de l’étui et c’était parti.
« Mais si t'as l' gosier qu'une armure d'acier ma-te-la-asse, goûte à ce velours, ce petit bleu lourd de mena-aces. Tu trouveras là la fine fleur de la po-pula-ace . Tous les marmiteux, es calamiteux, de la pla-ace. »
Evidemment, vu la « grandeur » du salon, quand je me décide à répéter tes chansons, Georges, la môme elle entend tout. Elle m’a même réclamé d’ouvrir l’autre étui, plus petit, pour en sortir la guitare d’étude ¾ que j’avais un jour ramené de Tarragone. Je lui ai installé sa petite chaise, et j’ai mis la ¾ entre ses bras, pour qu’elle imite. Ça fait parfois une drôle de cacophonie, mais enfin je me dis que ça n’est sûrement pas du temps perdu.
Cet après midi, il faisait froid, elle était un peu malade, j’ai décidé qu’on resterait au chaud à la maison. Elle m’a demandé de jouer, ce que je fis. Pour me chauffer la voix j’ai commencé par un de tes fils spirituel, Christian Olivier des Têtes raides, puis j’ai tourné la page où il y a Le Bistrot. J’ai recommencé plusieurs fois, jusqu’à ce que ça soit fluide. Elle « jouait » sur sa chaise, plaquant des accords imaginaires sur sa ¾. Et puis on est passé à autre chose, le soir est venu, le dîner aussi. Et là, entre deux bouchées de salade d’endives et un morceau de pizza (c’est la fête !), elle s’est mise à chantonner, prenant une voix la plus grave possible :
« Dans un coin pourri, du pauvre Paris, sur une pla-a-ce. L’est un vieux bistrot, tenu par un gros dé-gueu-la-asse. »
Je l’ai regardé, stupéfait, et elle a du penser un instant qu’elle avait dit une connerie (chanter à table remarque, c’est pas très correct, sauf pour un banquet de noces). Je lui ai dit : « et la suite ? » Elle m’a dit que c’était difficile, alors on y est allé à deux.
« Si t’as le bec fin, s’il te faut du vin première cla-a-sse, va boire à Passy, le nectar d’ici te dé-pa-asse ».
Et puis comme ça plusieurs fois jusqu’à ce que ça rentre bien dans son petit cerveau de môme de 4 piges. On a bien redis que « dégueulasse » ce n’était pas un mot à dire n’importe comment ni à n’importe qui, mais que dans la chanson ça passait, parce que c’était une chanson, justement et qu’il y avait un contexte.
En la couchant quelques instants après, je me suis dit deux choses : d’abord que j’étais quand même très fier qu’elle retienne déjà tes chansons (elle m’avait déjà fait le coup avec « gare au gori-i-i-i-lle » mais c’était juste le refrain). Et la deuxième chose que je me suis dit c’est que j’allais quand même faire gaffe avec Mathilde, Fernande et Le Nombril de la femme de l’agent de police…
Voilà mon cher Georges, j’espère que cette lettre te trouvera là où tu es, sinon ne t’inquiète pas, je sens qu’un jour elle et moi on ira faire un tour du côté de Sète, au cimetière. Ça nous changera de Jarnac et du caveau de Mitterrand (cf ci-dessous).
Je t’embrasse tonton Georges.
« Dans un coin pourri du pauvre Paris, sur une pla-ace. Une espèce de fée, d'un vieux bouge a fait un pala-ace. »
F.S