Les copains d’abord
"A la mémoire de nos frères dont les sanglots si longs faisaient couler l'acide".
(B. Cantat).
La date avait été choisie bien en amont, lors du dernier week-end où nous nous étions retrouvés. C’était au début d’un bel été, et nous avions pris rendez-vous « à l’automne ». Certains avaient un peu regretté le choix de novembre argumentant qu’on ne pourrait pas se baigner dans la piscine. D’autres avaient ajouté, pour positiver : « on ira chercher des champignons ou des châtaignes, c'est bien aussi. »
Vendredi 13 novembre, neuf vieux copains « de trente ans » (comme on dit, mais cette-fois-ci c’est vrai) ont convergés vers le Limousin, à quelques encablures de Limoges et de Saint-Léonard-de-Noblat. De Paris, Versailles, Blois, Castres, Lyon, Châteauroux La Rochelle et Angoulême, les 8 jeunes quadragénaires se préparaient pour un week-end « entre potes ». Parce qu’on a la chance de pouvoir encore le faire. Parce que nous nous connaissons depuis des lustres. Parce que nous avons déjà partagé beaucoup de moments ensembles. Parce que nous nous aimons d’une vieille amitié virile tout autant que sincère, je le crois.
D’emblée, l’ambiance est montée, naturellement, comme d’habitude dirai-je. Les bonnes blagues, les petites vannes sur l’un ou l’autre se sont mélangées aux nouvelles plus sérieuses. Des nouvelles de la famille, de la vie professionnelle, de la vie personnelle. On a épluché quelques châtaignes et coupé du saucisson, ouvert des bières, remis un bûche sur le feu. En cuisine, des parfums venaient déjà caresser nos narines tandis que nous guettions l’arrivée de l’un ou nous inquiétions du retard d’un autre. Quand tout le monde fut arrivé, nous avons enfin pris l’apéro, car la bière c’est juste pour la soif et la joie des retrouvailles. On a parlé de ceux qui ne pouvaient pas venir, expatriés quelques années au Chili ou en Chine. On a trinqué, et on a remis une bûche sur le feu.
Le dîner fut animé, sans éclats de voix particuliers pour autant. On a parlé politique bien sûr, mais sans s’engueuler, pour une fois. Les récentes déchirures entre tel ou tel semblent être pardonnées, ou en tout cas dépassées, chacun mesurant peut-être que ça serait quand même un peu con de bousiller une si longue amitié pour ça. On a parlé aussi, évidemment, de celles qui n’étaient pas là : les femmes. Présentes partout, mais visibles nulle part. Je ne m’étendrais pas sur le sujet, car je risquerais d’avoir des problèmes avec telle ou telle, et avec les féministes de garde qui veillent au grain, partout et toujours. C’était un week-end entre copains. Point.
On a ouvert quelques belles bouteilles, car c’est le seul dress code que nous nous imposons : on vient seul, sans femme, ni enfants, ni chiens ni chats, mais bien accompagné quand même. Sans être des buveurs d’étiquettes, nous sommes quand même amateurs de belles et bonnes choses… à partir du moment où elles s’ouvrent avec un tire-bouchon. Les discussions sont allées bon train, et on a voyagé sans quitter nos chaises : du Tchad d’où revient l’un des nôtres d’une mission humanitaire, à Pékin et Santiago où sont les frères de deux autres. Paris, Blois, Lyon et le Tarn ont fait le reste. On a aussi parlé médecine, et c’est toujours rassurant d’avoir un docteur parmi ses amis. On a évoqué la Cop 21, la planète, tout ça… Fromage, dessert, puis on s’est affalé qui dans le canapé, qui au bord de la cheminée, pour digérer en reprenant un verre de Saint-Emilion grand cru (ça aide, vous ne saviez pas ?).
On a remis une bûche sur le feu. Et les premiers tweets sont arrivés. Les premières alertes sur Facebook. Les premiers re-tweets des sites d’informations, des médias nationaux. Tout le monde, ou presque, s’est mis à regarder son smartphone sans rien dire. Nous cherchions les résultats d’un match de foot qui venait d’avoir lieu au Stade de France. Nous sommes tombés sur un concours de tir à vue en plein Paris. Un mauvais jeu de massacre. Et nous sommes tombés de haut. Certains on quand même débuté une petite belote, gardant une oreille à ce que les autres énonçaient en découvrant, stupéfaits, le bilan qui s’alourdissait minute par minute. Nous étions sidérés, sans mot dire. Le Parisien de l’équipe était inquiet. Son visage a changé. Le banlieusard n’était pas plus rassuré. Vers une heure du matin, les plus assommés sont allé se coucher. Les autres ont continué la belote. On se sentait à la fois proche de l’évènement et tellement protégé de là où nous étions, au beau milieu de la campagne limousine. Dehors, il commençait à faire froid mais sans excès pour un mois de novembre. Le silence était écrasant. Rien, ni chien, ni insecte, ni moteur, pas un meuglement de vache ni un souffle d’air. Le silence absolu de la nuit épaisse et lourde qui s’abattait sur notre maison, notre refuge. Une nuit noire. Une nuit de mort.
Le lendemain tout le monde s’est réveillé tôt, bien que certains se soient couché très tard. Nous avons alors pris, comme tout le monde, l’exacte mesure du drame atroce qui venait de ce jouer, un vendredi soir à Paris. Des gens écoutaient de la musique, mangeaient, buvaient, dansaient. Ils étaient à des terrasses de café, profitant de la douceur d’un automne jusqu’ici exceptionnel. Ils étaient, eux aussi, entre potes, entre amis, entre couples, ou seuls au comptoire, pour l’être un peu moins. Certains devaient se connaître, comme nous, depuis longtemps, depuis l'enfance qui sait, depuis toujours.
Nous avons alors tous pris conscience, sans se le dire, juste dans les regards et la manière d’être, que nous étions incroyablement chanceux d’être ensemble, d’être amis, et, plus encore : d’être vivants. La suite du week-end s’est déroulée comme elle devait : d’autres bouteilles se sont ouvertes, on a déjeuné dehors au soleil, la bière a coulé sous la mousse, on a ramassé des pieds de mouton et des châtaignes en secouant les feuilles mortes jonchant le sol des forêts. Le rosbif était parfaitement cuit comme on aime, et la tarte au pommes aussi. On a tapé dans un ballon de rugby, aux rebonds si imprévisibles. On a fait les cons avec le Lada Niva dans les chemins creux. Dimanche matin, sur la table du petit déjeuner, des journaux sont venus mettre des images et des mots sur l’horreur. Et nous disions : "et maintenant, que faire ?"
Enfin, l’après midi, au moment de la dispersion générale, tout les vieux copains, en se faisant des bises de vieux copains et se tapant sur les épaules se sont dit, droits dans les yeux : « à la prochaine, fin mai-début juin, hein ? »
Ouais, les gars. Sans faute, d’accord ?
Sans faute...
F.S 16 novembre 2015