Noyé de chagrin
3 Septembre 2015 , Rédigé par Fred Sabourin Publié dans #cadrage débordement, #Lettres à ...
A ma fille,
Putain c’est pas vrai, le lendemain de la rentrée scolaire – la deuxième pour toi chez les « moyens » que tu attendais depuis… le début des vacances d’été – on nous balance sous le nez cette photo d’Aylan, 3 ou 4 ans, mort noyé sur une plage de Turquie en voulant fuir son pays. Tout le monde (ou presque) est sous le choc. Drame ignoble. Photo qui pourrait, lit-on ici ou là, « faire ouvrir les yeux », etc. etc. Les grands prêtres de la morale sont nombreux à lancer des « y a qu’à » et des « faut qu’on ».
Quand j’ai vu cette photo, évidemment, j’ai pensé à toi. Tu as le même âge que lui, pour un peu tu pourrais même être habillée pareil, car tu n’es pas toujours en rose princesse cul-cul comme on pourrait le croire et souvent, on te met des fringues de garçon. J’ai pensé à toi, et j’ai revu immédiatement des scènes de plage – même si on n’y va pas beaucoup parce qu’on préfère la montagne – j’ai revu aussi cette piscine où le week-end dernier avec tes brassards décorés de poissons clowns tu riais aux éclats en pataugeant et en nageant « comme un petit chien ». J’ai revu ta joie d’être en vie, d’être aimée, de n’être pas noyée.
Evidemment j’ai pensé à toi car je me suis dit que s’il t’arrivait un truc comme ça, je serais terrassé de douleur et de chagrin, je crois que je me pèterais les cordes vocales en gueulant ou un truc dans le genre.
Evidemment j’ai pensé à toi parce que l’émotion c’est quelque chose de normal face à ce genre de photo, mais plus encore face à ce drame, ces drames. Un jour viendra où tu ouvriras un livre d’histoire, au collège ou au lycée, et à la page concernant l’exode des migrants cherchant refuge en Union européenne, il y a fort à parier qu’on verra cette photo, comme on a vu longtemps cette petite fille nue criant de douleur après un bombardement de napalm pendant la guerre du Vietnam. Un jour viendra où tu me demanderas, comme j’ai pu le demander à mes grands parents ou mes parents à l’époque où j’ai découvert certaines des atrocités de l’histoire de notre monde, « mais pourquoi vous n’avez rien fait ? » Et je te ferai la même réponse évasive à la con : « tu sais, c’est un peu plus compliqué que ça »…
Ma chère enfant je te le dis et c’est écrit comme ça tu pourras me le lancer à la gueule plus tard : je ne sais pas quoi faire face à ça. Je serais tenté de dire « qu’on déjà tout essayé » mais je ne le dis pas parce que c’est sûrement faux et c’est tellement faux-cul ! C’est réservé à ceux qui sont censés nous gouverner et prendre des décisions mais qui en réalité sont souvent plus préoccupés par leur évasion fiscale (un exemple parmi beaucoup d’autres) que de la vraie misère dans laquelle certains s’enfoncent jours après jours.
Ma fille je ne vais pas m’appesantir d’avantage. J’ai vu cette photo, comme beaucoup d’autres ce jour-là ; je ne te la montrerai pas ce soir en rentrant. Non pour te protéger de quoi que ce soit – après tout, le monde dans lequel tu es entré n’est pas le pays des merveilles il faudra que tu le saches ! J’ai juste peur de ne pas savoir répondre à deux questions que tu aurais le droit de me poser, tes grands yeux bleus plongés dans les miens : pourquoi ? Et : qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
Je n’ai pas la réponse, sans doute parce que je suis un peu, moi aussi, noyé de chagrin. Et je t’en demande pardon.
F.S 3 septembre 2015
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