Le vent, levant (l'emportera...)
« Quand tu aimes il faut partir
Quitte ta femme quitte ton enfant
Quitte ton ami quitte ton amie
Quitte ton amante quitte ton amant
Quand tu aimes il faut partir »
(Blaise Cendrars, "Tu es plus belle que le ciel et la mer" dans Feuilles de route)
Le glas a sonné à 10h53 ce jour, du haut du clocher-beffroi de la cathédrale Saint-Pierre d’Angoulême. « La cathé », comme disaient les élèves du collège et lycée Saint-Paul que nous étions, à une époque de plus en plus lointaine, et où nous nous sommes connus : Matthieu, Guillaume, Johnny, Charles, Vincent, Jérôme, Emmanuelle, Nathalie, Christine, Hugo, Thibault, Frédéric, Anne, Bénédicte… Tous ces jeunes qui se sont côtoyés dans les années 80 jusqu’au début des années 90, qui ont pris un sacré coup de pelle, à l’aube de leurs 50 ans désormais, ou tout juste dépassés pour quelques-uns d’entre eux/elles. Le parvis de la cathédrale, où, tous autant que nous sommes, nous avons tant donné de rendez-vous, tant allumé de clopes en cachette ou même pas, tant attendu un père, une mère, un frère, une sœur, un copain, une copine, un amoureux, une amoureuse. Ou simplement subi l’ennui parfois ; ce parvis de pavés, les mêmes qu’il y a 35 ans, ressemblait à un pédiluve : la pluie de ces derniers jours, ce matin encore, a tout humidifié, lavé, recouvert de feuilles mortes, et c’est comme si le ciel et ces pavés si souvent foulés pleuraient aussi le départ de Matthieu Chazal.
Ciel bas et lourd, nuages menaçants, gouttes de pluie sur les vitres et parebrises, vent qui ébouriffe : une ambiance photographique qui ne lui aurait pas déplu, d’ailleurs. En noir et blanc, ça aurait été si beau, ce rassemblement d’amis, de famille, de connaissances plus ou moins lointaines, tous ceux et celles qui ont partagé un bout de chemin avec lui, plus ou moins long, plus ou moins aventureux ; souvent heureux. Les visages marqués par le chagrin, les yeux rougis par les larmes, les traits tirés par la fatigue, les cigarettes allumées face au vent en faisant un petit abri avec la main : Oh ! comme tu te serais régalé, Matthieu, comme tu aurais fait de beaux portraits durant toute cette séquence ! On entendait aussi quelques rires impertinents à peine retenus, des accolades, des embrassades de gens qui ne s’étaient pour certains pas vus depuis vingt ou trente ans. On le sait, les enterrements, c’est toujours comme ça, et c’est naturellement un réconfort.
À 11 heures, le glas s’est arrêté. Le curé a dit les mots de l’accueil, les porteurs des pompes funèbres ont mis la « boîte » sur leurs épaules, et nous sommes entrés dans cette cathédrale, cette « cathé » que nous connaissions par cœur, un peu comme le salon d’une vieille grand-mère qu’on aimait à retrouver avant qu’elle ne disparaisse à nos regards. Le prêtre a récité la vieille liturgie des obsèques, pour les morts et les vivants : signe de croix, lumières posées sur le cercueil, rappel du baptême, paroles d’évangile et d’homélie… Le tout dans un profond silence, presque monacal, ça n’était d’ailleurs pas le moindre des paradoxes, pour celui qui n’était pas tellement un pilier d’église mais plutôt parfois de bar, jusque tard dans la nuit. Pour raconter des histoires, en espérer d’autres, pour se tenir chaud, pour le plaisir de prolonger la rencontre, tout simplement.
Et puis, dans ce silence, a surgi le vent. Je l’ai immédiatement reconnu, ce vent venu du golfe de Gascogne, ce vent du sud-ouest qui frappe les flancs de cette cathédrale que je connais si bien… Ce vent qui s’engouffre entre les arches du clocher, contre les vitraux, sur les lauzes en béton de la toiture du chevet, sous les tuiles romaines de la nef, caressant les coupoles romano-byzantines, guettant le moindre interstice pour se glisser à l’intérieur. Ce vent qui venait de loin – non du levant, si cher à ses yeux et son cœur – mais du couchant qu’il avait si souvent quitté pour mieux y revenir, après tant et tant de pérégrinations, avec ses boîtiers photos argentiques, ses histoires, ses rêves, ses espérances, sa mélancolie...
Le vent du levant et du couchant : la boucle était donc bouclée. Bouclée trop tôt, hélas.
Alors me sont revenus les vers de Gérard de Nerval, tirés de Vers dorés, qui furent cités cette semaine dans Charente Libre par Frédéric Berg, l’un des nôtres, jusque dans la revue de presse de Claude Askolovitch sur France Inter lundi matin : « Te crois-tu seul pensant dans ce monde où la vie éclate en toute chose (…) Souvent dans l'être obscur habite un Dieu caché ; Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres ! ».
L’écorce de pierre, ce titre qu'il voulait donner initialement à son livre, qui s’appelle finalement Levant. Le vent du levant ? Lui qui dans tes voyages cherchait « des mondes qui vacillent mais où persiste la lumière », voici que ce vent entendu dans la cathédrale Saint-Pierre nous fait à notre tour vaciller, chanceler, et regarder ce tempus fugit, d’une manière nouvelle, inattendue, inespérée tout autant que redoutée. Ce vent nous laisse comme transpercés de la lumière que Matthieu nous lègue en souvenir, pour toujours.
F.S. Vendredi 27 septembre 2024
« Le monde est plein de nègres et de négresses
Des femmes des hommes des hommes des femmes
Regarde les beaux magasins
Ce fiacre cet homme cette femme ce fiacre
Et toutes les belles marchandises
(…)
Quand tu aimes il faut partir
Ne larmoie pas en souriant
Ne te niche pas entre deux seins
Respire marche pars va-t'en »
(Blaise Cendrars, "Tu es plus belle que le ciel et la mer" dans Feuilles de route)
Les photoreporters sont des hommes à part (suite)
- Le 16 mai 2021, Céline Aucher, de Charente Libre, publiait un article sur le démarrage du projet de Matthieu -
En avril 2020, en plein confinement, cette époque surréaliste dont on se demande encore si on n’a pas rêvé (ou cauchemardé) de l’avoir vécue, j’avais croisé, à Mansle dans la rue des Bouviers, vers midi, un type barbe boire, cheveux noirs, pardessus noir, une baguette de pain sous le bras. J’avais immédiatement reconnu, au volant de l’utilitaire de l’épicerie solidaire, cette « tête de Turc » : c’était Matthieu ! Mais cela me paraissait tellement inattendu, tellement improbable, à cet endroit-là… Je ne me souvenais pas de la dernière fois où nous nous étions vus, mais ça remontait à au moins 15 ans. Je savais qu’il bourlinguait, avec ses boîtiers argentiques et ses péloches noir et blanc, mais j’aurais été bien incapable de dire avec certitude où il se trouvait désormais. Et je le retrouvais là, sur un bout de trottoir manslois, dans un trou charentais, en pleine « guerre » comme disait Macron, en plein marasme de la société mondiale.
Je décidais de le contacter via la messagerie Messenger. C’était bien lui !
Moi : « Salut Matthieu, j'ai rêvé où je t'ai aperçu à Mansle la semaine dernière, avec une baguette de pain sous le bras et au téléphone? Ça avait l'air d'être toi... Je travaille dans le coin, je suis directeur d'une épicerie solidaire itinérante, depuis mai 2019 ».
Lui : « Salut Frédéric, non, pas un rêve. Je vis (plutôt pas mal) ce confinement à Mansle. Où habites-tu ? Ça serait bien de se boire un petit café mais où nous le servirait-on? On attend la fin du confinement pour le boire ? Je vais rester dans le coin pas mal de temps, jusqu'à l'été sans doute ».
Moi : « J'habite à Angoulême quartier Victor-Hugo, je viens à Mouton (siège de l'épicerie) tous les jours ou presque. En effet difficile de boire un coup dans les bistrots, en revanche à Mouton (où le confinement n'est pas aussi dur qu'ailleurs également) ce sera possible, sinon à Mansle on pourra se faire une bise du coude un de ces 4 ».
Lui : « Mouton, je passe devant quand je vais voir la grand-mère à Saint-Angeau et en chambre noire photo, du côté de Chasseneuil. On essaye de se voir alors ».
Le 9 juin 2020, on y arrivait, enfin : « Salut Frédéric, je serai au labo-photo ces prochains jours, si tu veux venir y boire un café. Je vois que tu sillonnes les petites routes de Charente, tu trouveras sans doute le lieu-dit La Devignère, commune de Lussac, quand tu rentres dans la cour de ferme, c'est à droite, porte bleue. N'hésites pas à passer ».
La première rencontre de ces retrouvailles, après 1000 ans, fut, elle aussi, surréaliste. Je devais me rendre à un week-end de copains, dans le Limousin, dont la plupart le connaissaient, anciens du collège et du lycée St-Paul d'Angoulême. Lussac était sur ma route. J’ai mis un petit moment à trouver La Devignère, n’utilisant que très peu le GPS : chacun ses démons, lui, c’est le numérique ; moi c’est le GPS. Il m’a fait visiter son antre, ce lieu hors du temps, hors géographie, hors tout. Un lieu qui lui ressemblait, où on sentait que l’amitié, la camaraderie, le café et le vin rouge devaient couler à flots. C’est là, entre deux gorgées de café, que je lui ai parlé pour la première fois que je rêvais qu’un photographe vienne immortaliser les tournées de distributions d’aide alimentaire dans le Ruffecois, auprès des bénéficiaires, un peu à la façon d’un Depardon. Je lui ai dit que j’avais commencé à raconter ce que je vivais et voyais dans de courts textes que j’avais un peu maladroitement nommé Rural road trip, qu’il pouvait aller les lire sur mon blog.
Je ne sais pas s’il a pressenti que je lui mettais le grappin dessus, mais il a eu cette expression d’homme libre et nomade qu’on lui connaissait : « Houlà ! Doucement, faut voir, je suis de retour ici mais toujours un peu de passage… » ou quelque chose dans ce goût-là, bref : je m’en suis voulu d’avoir sans doute été un peu vite en besogne. J’ai eu peur de l’avoir un peu bousculé.
Et puis, le 3 avril de l’année suivante (2021), j’ai reçu ça : « Salut Frédéric, un projet se dessine avec une équipe de photographes de la région: l'idée est de documenter en Nouvelle-Aquitaine la montée de la pauvreté à cause de la pandémie. Je me tourne naturellement vers la Charente et peut-être vers ton association. Je viens passer quelques temps en Charente pour la Pâques, serais-tu disponible pour qu'on cause de ce projet ? Te souhaite de bonnes Pâques ! »
Nous avons dû nous voir quelques temps après – il y a eu un troisième et dernier confinement de 3-4 semaines, un peu plus léger que les précédents mais avec encore les attestations, les kilomètres à ne pas dépasser, les flics et gendarmes surmotivés, le carnet à souche bien en main à traquer les fraudeurs – et début mai 2021 il faisait ses premiers pas dans l’entrepôt de l’épicerie solidaire E.I.D.E.R., sise au 8, rue de la Mairie à Mouton, près de Mansle et d’Aunac-sur-Charente.
- En octobre 2021, Matthieu envoyait un dossier de candidature à l'appel à projets "Brouillon d'un rêve" -
« Introduction
Les premiers rapports sur l’impact de la pandémie commencent à tendre à la société un miroir grossissant de ses inégalités, de ses mécanismes de pauvreté et d’exclusion.
Mon projet est d’accompagner une association qui propose de l’aide alimentaire à une population précaire dans une région rurale, anonyme et ordinaire.
Portraits de bénéficiaires de l'aide alimentaire et galerie de paysages d'une zone rurale délaissé des pouvoirs publics ».
[Matthieu Chazal, argumentaire du dossier de candidature à la bourse Brouillon d’un rêve, de la Scam, Société civile des auteurs multimédia, octobre 2021]
(à suivre…)
Les photoreporters sont des hommes à part
(en hommage à Matthieu Chazal, photoreporter, 1975-21/09/2024)
- Matthieu Chazal (à dr.) avec son ami Turc Murat Yazar, au festival Barrobjectif, à Barro (16), en septembre 2021 -
Ils évoluent dans les marges, souvent nomades, semblent peu attachés aux choses de la vie quotidienne, hormis leurs boîtiers photographiques. Numériques ou argentiques (plus rares), le prolongement de leurs yeux, et de leurs bras, captent ce que, bien souvent, on ne parvient pas à voir soi-même.
Lorsque j’étais journaliste en activité, j’ai souvent admiré les confrères photographes. Ça a commencé par Pascal Maguesyan, à Lyon, le premier à m’avoir dit que mes photos de montagnes étaient bien, mais si j’y ajoutais de l’humain, elles seraient encore mieux. C’était il y a longtemps, en 2008-2009, et ça a changé radicalement ma façon de prendre des photos, jusqu’au livre Franchir les Pyrénées sur les chemins de la liberté, paru en 2011. Il me disait « tes photos sont belles, parfois dramatiques dans l’immensité qu’elles montrent, mais si tu ajoutes l’homme, on se rendra mieux compte de l’échelle ». L’homme, dans son paysage, dans le paysage, son histoire dans la géographie…
Puis il y a eu l’âge d’or, à Blois et Orléans, auprès de photographes de presse qui gravitaient autour de moi sur les lieux de reportages : Jérôme Dutac, de La Nouvelle République, que j’appelais affectueusement « le photographe de poche », car sa petite taille lui permettait souvent de se glisser là où on ne réussissait pas à aller, nous autres « grands ». Et puis Thierry Bourgoin (indépendant, et photographe officiel de la mairie), Sébastien Gaudard (doublure de Jérôme à la « NR »). On s’est souvent tapé des barres, en essayant de ramener la meilleure image. J’ai beaucoup appris en les regardant travailler, et, j’ose le dire, j’ai souvent essayé de les imiter. De retour en Charente, j’ai retrouvé avec plaisir Pierre Duffour, retraité de Charente Libre, et croisé un peu Renaud Joubert, Quentin Petit (un autre photographe « de poche »).
Matthieu Chazal était différent de tous ces photographes qu’on pourrait quasiment qualifier, à côté de lui, de mainstream. Il avait pourtant travaillé lui aussi en rédaction, de 2001 à 2005 à Sud-Ouest, mais l’immédiateté, le scoop et les sujets « à chaud », ça n’était pas sa came. Lui, ce qu’il aimait, c’était prendre son temps. Un peu comme les bains révélateurs de ses négatifs issus des « péloches » argentiques qu’il développait dans un petit laboratoire entre Saint-Claud et Chasseneuil-sur-Bonnieure, dans un petit hameau près de Lussac. Quand il est arrivé à l’épicerie solidaire itinérante E.I.D.E.R., au printemps 2021, pour y « photographier la crise », comme il le disait (projet qu’il rebaptisera « les lendemains qui déchantent » un peu plus d’un an après dans un synopsis qu’il avait envoyé à « Brouillon de rêve », afin d’y obtenir une bourse qui lui permettrait de poursuivre le projet), il a commencé, comme souvent, par rouler lentement une cigarette, près de la grande porte coulissante de l’entrepôt, à Mouton, en touillant une tasse de café. Il en buvait pas mal, pour essayer de se tenir éveiller après des nuits qui semblaient souvent presque blanches.
Les bénévoles et bénéficiaires l’ont très vite adopté. Je n’en revenais pas, car si, sur le papier, le projet me séduisait et je lui en avais même parlé un an plus tôt à Lussac lors d’une brève entrevue, je me demandais comment, concrètement, allait fonctionner le détonnant attelage ! Lui, avec sa liberté de nomade, ses réflexions de philosophe-géographe-photographe qui avait bourlingué aux confins de l’Europe, des Balkans, de l’Irak et de la Turquie ; et les gens d’ici, qui ne sont bien souvent jamais sortis du département ou presque, en tout cas assez peu inspirés par la poussière d’Anatolie soulevée par de grands vents venus d’orient…
Et pourtant ça a marché, et pas qu’un peu ! Plusieurs cigarettes roulées et tasses de café plus tard, il s’est fondu dans le paysage, gagnant la confiance des unes et des autres (les bénévoles sont souvent très majoritairement des femmes, qu’il charmait, involontairement), alternant l’écoute attentive des histoires de vies de ces bénévoles et bénéficiaires, ses propres histoires et anecdotes du « levant » lointain, et avec moi les souvenirs du collège et du lycée Saint-Paul, du plateau d’Angoulême, de tel ou telle ancien du bahut, s’enquérant de ce qu’ils ou elles avaient pu devenir. Il mettait la main à la pâte, aussi, et ça a aidé : entre deux caisses de boîtes de conserves ou la tenue de la caisse pour scanner les articles, éternellement vêtu de ses chemises sombres, de son pardessus noir ou d’une veste de treillis et de ses boots dont il faisait claquer les talons sur le béton ciré de l’épicerie sociale, l’enfant du pays, comme il aimait à rappeler - sa grand-mère vivait au Châtenet, sur la commune de Saint-Angeau où il avait passé une partie de sa jeunesse et où il vivait, en transit, à ce moment-là - a gagné la confiance de tout le monde.
Il ne lui restait plus qu’à sortir son boîtier photos, argentique, pour tirer le portrait des gens. C’est ce qu’il avait commencé à faire, fin 2021, début 2022, avant que n’éclate la guerre en Ukraine, et qu’il soit happé par celle-ci, se rendant près du front et à Odessa, d’où il rapportera des Chroniques d’Ukraine, et plein d’histoires. En conséquences, il avait un peu pris ses distances avec le projet initial de photographier la crise en Ruffecois, mais réapparaissait, de temps en temps, à l’improviste, et nous passions de longues minutes au téléphone pour évoquer le projet, son avenir, et tant d’autres sujets toujours près de l’essentiel…
Il revenait régulièrement, on évoquait le projet, mais à mesure que le temps s’effilochait, j’avais fini par le ranger dans le carton aux souvenirs, jusqu’à ce que j’apprenne, par son frère Guillaume, qu’il y tenait encore beaucoup, et en parlait souvent. Mais ça, c’était après avoir appris sa mort brutalement, au téléphone, alors que je promenais mes semelles sous les murailles du château de Monfort, en Dordogne, dans la commune de Vitrac.
(à suivre…)
Nécrologie (abbé Pierre, republication d'un article de 2007).
Il s'était trouvé par hasard - et pas rasé - que je sois à Paris fin janvier 2007, au moment des obsèques de l'abbé Pierre, tout auréolé de sainteté, ou quasiment, au moment où il passait de vie à trépas, à 95 ans. Je m'étais rendu sur le parvis de Notre-Dame, le 26 janvier. C'était facile d'accès, à l'époque, peu de services de sécurité, peu d'obsession d'attentats, et une foule bigarrée de gueules cassées, de petits, de sans grades, avaient pu approcher au plus près. Nous étions encore en "chiraquie" mais plus pour longtemps, et bientôt prendrait le relais de la "sarkosie", qui fit tant de mal socialement à des gens déjà la tête sous l'eau. Je me souviens, journaliste débutant et vivotant de petits CDD mal payés et de piges précaires, de l'ambiance ce matin-là. J'avais été très impressionné par cette arrivée massive d'anciens compagnons, de sympathisants de la cause des mal-logés (ou pas logés du tout), mais aussi de gens bien mis, comme on dit, de bonnes dames du XVIe arrondissement ou tout au moins de la rive gauche, d'hommes en loden, etc. J'étais dans cette foule d'anonymes, le cul entre deux chaises moi-même mais chanceux car avec un toit sur la tête, en cet hiver froid de janvier 2007. J'avais sorti l'appareil photo, et jeté mes doigts engourdis sur le calepin pour recueillir quelques témoignages, impressions, émotions. Ça avait donné cet article ci-dessous, qui prend naturellement, aujourd'hui que nous savons que le saint homme n'en n'était pas vraiment un mais visiblement lui aussi un gros dégueulasse. Tout cela interroge les hommes et femmes que nous sommes, qu'est-ce qu'un homme quasiment sanctifié de son vivant, adulé, Dieu sur terre même pour certains/certaines ? Comment se peut-il que lui aussi... Pourquoi n'a-t-on jamais rien dit ou si peu, pourquoi en comment n'a-t-on pas pu stopper le bonhomme, pourquoi n'a-t-on pas écouté les victimes qui osaient dire, et à qui on a gentiment demandé de se reprendre, parce que, quand même "l'abbé Pierre"...
J'avais été touché, adolescent, dans un émission de Christine Ockrent (Qu'avez-vous fait de vos 20 ans ? sur Antenne 2), par cette citation de l'abbé : "Je ne suis pas chargé de convaincre, je suis seulement chargé de dire". Et bien voilà, maintenant, on dit, on en finit pas de dire d'ailleurs, mais souvent c'est trop tard et l'Église, les institutions (Emmaüs bien sûr, mais aussi l'Arche de Jean Vanier, lui aussi un salopard, finalement) peinent à se saisir correctement du problème, malgré la mise en place de la CIASE (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église). Comme l'a justement dit sur France Culture lundi 16 septembre dans Questions du soir Véronique Margron (théologienne dominicaine et membre de la CIASE) : "il ne s'agit pas de détruire un mort, mais de réparer les vivants qui ont subi ces abus et ces crimes". Et il y a du boulot...!
F.S.
Ci-dessous l'article de janvier 2007.
Pour qui sonne le glas ?
Bravant le froid qui devait ressembler à celui de l’hiver 54, et non loin du fameux boulevard Sébastopol, plus de trois milles personnes se sont recueillis sur le parvis de Notre-Dame de Paris vendredi dernier, pour les obsèques du pèlerin d’Emmaüs.
«Georges, toi qui es tout cassé, trouves-en un deuxième comme toi, et ensemble, allons en soulager un troisème ». Les propos de l’Abbé Pierre, lors de la fondation de la première communauté d’Emmaüs, avaient donc pris des proportions fortes. A l’intérieur de la cathédrale, le protocole républicain, souhaité par le Président Chirac lui même, était légèrement écorné, pour respecter les dernières volontés de « l’Abbé » qui ne fut jamais tendre envers les gouvernants : aux premiers rangs, les compagnons d’Emmaüs. Derrière eux, les « officiels » et les gens « importants ». Sans doute une image prophétique de l’au-delà. Dans son mot d’accueil, Martin Hirsch, l’actuel président de l’association, a donné le ton : « La meilleur façon de lui rendre hommage, ce sera de continuer son combat ». Précision qu’il n’était sans doute pas inutile de rappeler à une assemblée composée donc pour une part de personnalités politiques de haut rang, en exercice, ou l’ayant été… Dans son homélie, le cardinal archevêque de Lyon, Philippe Barbarin, s’est appuyé sur trois images tirés de l’évangile de Luc (le récit des pèlerins d’Emmaüs) : « la route, la parole, le pain ». Trois mots, trois piliers de la vie de l’Abbé Pierre, et de beaucoup de compagnons avec lui. « Nous reprenons la route, d’un bon pas, pour aimer et servir les autres, jusqu’à notre dernier souffle ».
A l’extérieur, au son du glas, un silence glacial s’est emparé d’une assemblée hétéroclite recueillie. A cet instant, les mouchoirs sont sortis des poches, parfois crasseuses de ceux dont on dit volontiers qu’ils ont des « trognes » plutôt que des visages et des figures. Parmi le public de parisiens parfois bon chic, bon genre, beaucoup de « sans » : sans travail, sans logement, sans propreté, sans beaux habits, sans papiers, mais pas sans espoirs. Car ils ont parfois croisé, en vrai ou par l’intermédiaire des compagnons, celui pour qui « les autres » étaient devenus une préoccupation de tous les instants. Depuis que son père lui avait dit, enfant : « et les autres ? Tu n’y penses pas aux autres ? ». Pour Jean-Pierre, sans domicile fixe depuis dix ans, « Emmaüs m’a permis de ne pas mourir dans la rue, alors pour moi, l’abbé Pierre c’est comme un père ». Jeannine, soixante ans, est en larmes : « qui va prendre le relais maintenant ? Et tous ces hommes politiques là qui ne font rien ou presque ». La révolte à fleur de peau, à la mesure de la peine.
Puis lentement, accompagné de nouveau par le glas dans le ciel froid de Paris en pleurs, le cercueil a traversé le parvis, la foule, le peuple des petits dont il faisait partie, au nom de l’amour. « La vie m’a appris que vivre, c’est un peu de temps donné à nos libertés pour apprendre à aimer, et se préparer à l’éternelle rencontre avec l’Eternel Amour. Cette certitude-là, je voudrais pouvoir l’offrir en héritage. Elle est la clé de ma vie, et de mes actions », disait-il dans son « Testament » en 1994.
Cette rencontre est enfin arrivée, et elle ne regarde que Dieu et son fidèle compagnon. Sur le parvis de Notre-Dame, il y a eu la dernière rencontre des hommes et femmes qui lui ont rendu un hommage poignant, avec un mot qui à lui seul suffit pour dire l’amour d’un proche : « merci, l’Abbé ! ».
(en rentrant, dans le métro, je suis tombé sur cette affiche et ce slogan. On achève bien les chevaux, même s'ils valent de l'or, mais la question posée par l'affiche prend une actualité singulière...)
La solitude en montagne, ça n'existe (presque) plus
Il n’y a pas si longtemps, les Pyrénées étaient une montagne où, sans chercher bien loin, on pouvait trouver silence, solitude, et tranquillité du corps et de l’esprit, et ce à peu près à tous moments de l’année, y compris en été. Un havre de paix, quatre saisons durant. Il faut croire que ces espaces que certains qualifient de « sauvages » (ils n’ont en fait de sauvages que le nom, l’homme ayant posé ses godillots dans chaque recoin des montagnes), ne sont plus une garantie d’y trouver le repos. C’est en tout cas ce que nous avons constaté, cette deuxième partie du mois d’août, dans une vallée qui nous est chère : la vallée d’Ossau.
D’ordinaire, la montagne commençait à se vider, un peu dès le 15 août passé. Demeuraient bien encore quelques touristes et randonneurs plus ou moins sérieux, plus ou moins bien équipés (sur l’équipement, nous y reviendront…), mais dans l’ensemble après la mi-août, on commençait à y voir moins de chats… Août était réputé par des séquences orageuses qui rendaient les deuxièmes moitiés d’après-midi hasardeuses, pour quiconque n’était pas encore parvenu à son point d’étape, si possible en dur étant donné les draches qui pouvaient s’abattre soudainement. Est-ce l’effet conjugué cette année d’un mois de juillet qui fut maussade ? Les J.O. de Paris ? Les nombreuses photos filtrées « qui font rêver » de tel ou tel lac, de tel ou tel sommet se miroitant dans une pièce d’eau ? De bivouacs sur les sommets ? De levers et couchers de soleils à faire se pâmer le moindre randonneur ? La météo de ce mois d’août, enfin estivale ? Je ne sais pas précisément, mais les faits sont là : il y avait du monde, beaucoup de monde, beaucoup (trop) de monde en montagne ces jours-ci.
Le plaisir de la randonnée, du « trekking » comme on dit aujourd’hui - randonnée, ça fait « pépé-mémé » sans doute - tient en quelques éléments simplissimes, que je vais tenter de lister (non exhaustivement) :
- Faire des choix avant de boucler son sac (on ne peut pas tout emporter au risque de le payer fort cher) ; éprouver le manque de ce qu’on n’a pas emporté ; s’en défaire au bout de 24 heures, à peine.
- Découvrir qu’on peut vivre avec une vingtaine d’objets réellement « indispensables » si on a fait une bonne sélection.
- Marcher à son rythme, pas à pas, en sentant son sang battre les tempes et les gouttes de sueur perler le long de son dos.
- Sentir une petite brise fraîche fouetter le visage à l’arrivée d’un col. Atteindre ses objectifs – ici un sommet ; là un col ; là-bas un lac ; ailleurs encore une estive.
- Enfin, trouver son lieu de bivouac – le fameux « spot » des instagrammeurs/ses - près d’un refuge, un lac, dans un endroit isolé, ou, pourquoi pas, sur un sommet (nuit blanche à prévoir malgré les images carte-postale d’Instagram…) ; y planter sa tente, déplier son duvet après avoir testé le sol (est-il plat ? À niveau ? Caillouteux ? À l’abri du vent ? etc.).
- Faire cuire sa pitance, sommaire, sur son réchaud. Trouver ses pâtes cuissons 3 minutes ou sa purée Mousseline (placement de produit) excellente, puisque dégustées face à un paysage à couper le souffle. Faire sa vaisselle dans le torrent, ou le lac, en frottant la gamelle avec des herbes ou quelques graviers, car bien sûr on n’emporte ni éponge ni liquide vaisselle ; l’eau chaude est un lointain souvenir…
- Regarder le soleil rosir puis rougir les cimes, pour peu que les nuages ne soient pas « montés » pour tout cacher.
- Enfin, s’étendre, un brin fourbu, sur sa paillasse, dans son sac de couchage, trouver une position la moins inconfortable possible, et se laisser bercer des derniers bruits d’un environnement loin d’être hostile : torrent, cloches de troupeaux s’éloignant puis se rapprochant, vent, et parfois même rien, le silence absolu. Alors, comme nourrit d’un somnifère naturel, le sommeil vient nous envelopper et nous sombrons dans un songe profond, qui ne sera perturbé que par quelques fourmillements liés à la literie sommaire, et peut-être, sur le coup de 3 heures du matin, une belle envie d’uriner contre laquelle on essaiera de lutter, en vain (bonjour les contorsions pour sortir du duvet et aller se soulager à 2 mètres de la tente !).
Le lendemain matin, frais comme des gardons, on ouvrira les yeux naturellement vers 6h-6h30, avec le jour, et l’on sera profondément heureux de se sentir aussi vivant. Une expérience de sobriété heureuse, comme disait l’autre.
Il faut désormais lutter pour retrouver ces conditions, tant nos semblables, nos frères et sœurs humains gravitent en montagne autour de nous aussi sûrement que sur une ramblas catalane un samedi soir de juillet. On ne prendra que deux exemples de ces envahissements humains dans des espaces pourtant grands, créant un sentiment de surpeuplement, ce que les professionnels nomment « le surtourisme ».
On pourra se réjouir dans un premier temps de revoir des jeunes en montagnes. Bien qu’ils n’aient jamais vraiment totalement disparus, il faut reconnaître qu’ils se faisaient plutôt rares dans les Pyrénées ces dernières années, le goût de l’effort, les réveils matinaux et l’absence de wi-fi n’étant pas toujours de leur goût. Les voilà de retour, par grappes de 3, 4 ou 5, garçons et filles mélangés, pas trop mal équipés parfois, même si les baskets font florès et c’est une mode issue du contestable trail, nous allons y revenir. Ils parviennent visiblement à partir pour deux ou trois nuits en autonomie. Malheureusement, ces jeunes milleniums (nés depuis l’an 2000) apportent avec eux leurs mauvaises habitudes de bruits incessants, de mouvement perpétuel, d’indélicatesses caractérisées, comme celle de venir se coller à vous alors qu’il y a 3 hectares de lacs à disposition… Voire pire : d’avoir emporté avec eux la désormais incontournable enceinte bluetooth pour y faire cracher de la musique téléchargée d’avance ! Ces jeunes-là ne comprennent donc rien à l’environnement dans lequel ils se trouvent, et consomment des lacs pyrénéens comme ils consommeraient des séries Netflix ou des playlists sur Deezer ou Spotify.
« Hispania jacta est »
Mais il y a encore pire, et nous ferait regretter les frontières : ce sont les hordes d’Espagnols, hombres y mujeres (surtout elles, d’ailleurs) qui ne conçoivent visiblement pas la vie sans jacter en permanence, de leurs grosses voix rauques (pour les hommes), au débit mitraillette (pour les femmes). C’est bien simple : les Espagnols parlent tout le temps, tout le temps, tout le temps, même quand la pente est rude où l’on croyait qu’enfin, ils (elles) arrêteraient de tchatcher ! Engeance insupportable qui nous donne envie de leur jeter des cailloux jusqu’à ce qu’ils retournent bouffer du chorizo en sirotant des bières San Miguel tièdes dans les ventas de la frontière… Dans le Val d’Arrious, le 20 août, on a cru qu’on ne se débarrasserait pas de la douzaine de mujeres espagnoles, et l’on eut des envies de lancer des cailloux, dont ils (elles) ne sont pas avares dans l’ascension de certains sommets, le pic du midi d’Ossau et le Balaïtous en particulier.
Courir en montagne : nécessaire, vraiment ?
Est-ce parce qu’historiquement, une randonnée en montagne couronnée par un sommet se nomme « course » que certains l’ont pris au pied de la lettre ? Les trailers composent la dernière plaie d’Egypte des Pyrénées. On les voit partout, et même s’ils ne courent pas toujours, ils marchent jusque haut, vêtus de shorts flottants comme à la grande époque des cours d’EPS au collège, chaussés de baskets, certes à semelles crantées, mais de baskets quand même (une godasse faite pour se tordre la cheville au premier faux-pas). On en a croisé un qui faisait, en deux jours, Gavarnie-Caillou de Soques en vallée d’Ossau, sans manger et quasiment sans dormir ! Ce coach en trail (c’est ainsi qu’il s’est présenté) s’entraînait pour le prochain défi que certains de ses coachés se lanceraient prochainement : 100 km en 3 jours dans les Cévennes, je ne sais plus combien de dénivelés positifs, le tout sans manger et sans dormir… Rien que de nous raconter son futur chemin de croix, on en a été pris d’une irrépressible envie de bailler. Comment peut-on goûter la montagne dans ses conditions ? Le mystère reste entier pour moi ; il faut dire que Lourdes n’est pas très loin de l’endroit où nous nous trouvions… Le trail en soi n’est pas un problème, les trailers non plus : ils sont plutôt respectueux de l’environnement qu’ils traversent (même vite) et jactent beaucoup moins que les hispaniques. Leur plus gros défaut, c’est d’avoir infusé cette mode de la basket comme chaussure de rando, et tout l’équipement minimaliste peu adapté aux changements brutaux de météo. Cette incongruité se paie cher chez certains marcheurs néophytes : si la chaussure en question est légère – avantage non négligeable quand on porte tout ce qu’on emporte, même aux pieds – elle n’est guère adaptée aux passages scabreux, aux pierriers, aux charges lourdes. Pour maintenir sa cheville dans une chaussure basse, il faut de l’expérience, de l’habitude, beaucoup d’entraînement. Ce qui semble assez peu le cas des touristes de masse, et… de leur masse corporelle.
Bon, il faut conclure. S’extraire de la montagne, en redescendre, puisque c’est notre « destin ». Dans les années à venir, il va donc falloir ruser davantage pour trouver des lieux à l’écart, silencieux, non souillés par le surtourisme délétère à la santé environnementale, et à la santé mentale tout court. « La vie est une chose grave. Il faut gravir », disait le poète Pierre Reverdy.
C’est ce qu’il faudra faire à l’avenir, plus haut, plus loin, plus isolé, pour trouver cette solitude alpine tant désirée.
Photos : Val d'Arrious, Arrémoulit, Arriel.
F.S. 30 août 2024
Action !
Nous l’appellerons Natacha, petite brunette d’une trentaine d’années, vêtue comme un garçon avec ses chaussures de sécurité aux pieds. Ses ongles ont dû être vernis de rouge, mais il y a longtemps, et, à force de les ronger, la “peinture” est presque partie.
Elle se ronge les ongles sans doute parce qu’elle est sur la corde raide, Natacha. On arrive en retard à la station essence pour un bon carburant (ça n’arrête pas en ce moment ! Mais les gens dans le secteur rural n’ont donc pas de véhicules électriques ?), elle est déjà là et mord à pleine dents dans une petite tartelette achetée au Super U qui vient d’ouvrir.
On est en retard, mais on a su, d’emblée, quelle était sa voiture : une Saxo blanche hors d’âge, un peu déglinguée. Pas besoin de temps et de beaucoup d’expérience quand on parcourt la campagne quotidiennement : les voitures des pauvres se reconnaissent au premier coup d'œil. Natacha s’excuse d’avoir la bouche pleine. On s’excuse d’être en retard. Bref : tout le monde s’excuse, et on l’invite à se mettre en piste pour lui délivrer le précieux carburant.
Ça ne dure pas longtemps, mais on en apprend rapidement l’essentiel : Natacha a besoin de sa voiture pour aller travailler. “Je vais en Dordogne tous les jours”, dit-elle. On s’étonne, pistolet de sans-plomb 95 en main, qu’elle aille si loin, vu qu’elle habite près d’ici, à Sainte-Colombe, un hameau perdu à 10 km au milieu de la Pampa. Elle travaille dans un Action, supermarché genre Foire Fouille ou Gifi qui vend des merdouilles fabriquées en Chine pour trois francs-six sous, comme disaient nos grands-mères, qui en connaissaient un rayon question économies… “Et… il n’y avait pas plus près ?”, hasarde-t-on, alors que le réservoir se remplit. “Je n’ai trouvé que là, il n’y a que la Dordogne qui veuille de moi !”. “Mais c’est vachement loin !”, s’exclame-t-on. “Oh, oui ! Plus de deux heures aller-retour, 110 km. Mais j’ai deux mois de loyers en retard, je n’ai pas le choix, faut que je travaille. D’ailleurs si vous connaissez un endroit pas cher où je puisse louer quelque chose qui ne serait pas réservé aux étudiants, ça m'intéresse. J’ai fait une demande pour un logement social sur Angoulême : deux ans d’attente”. Le réservoir est plein, on raccroche.
On ne sait plus quoi dire. D’ailleurs qu’est-ce qu’on pourrait bien dire, à part de vagues propos convenus de bobos de centre-ville auditeurs de France Inter et qui votent pour les Verts pour se donner bonne conscience ? Il paraît qu’il y a en ce moment une campagne électorale, on n’ose pas s’aventurer sur ce terrain-là, Natacha n’est sûrement pas venue pour ça, mais la situation laisse (très) songeur.
Car oui, en rentrant au volant du camion de l’épicerie sociale, comme des philosophes, on songe. On songe à la fameuse petite phrase “je traverse la rue et je vous en trouve du boulot, moi !”. Dans le cas de Natacha, ça n’est pas seulement la rue qu’elle a traversée, mais la moitié du département, tout ça pour enfiler des perles pour un Smic, en donner la moitié pour un loyer (en retard, donc), l’autre moitié pour le pétrolier Total. Et les quelques centimes qui restent pour des tartelettes de chez Super U.
Tout cela me fait penser aussi à du cinéma (si seulement !), où, moteur demandé, quelqu’un crie : “Action !”. Il se pourrait bien que bientôt, il y en ait, de “l’action”...
F.S. 19 juin 2024
Le doigt dans l’œil
Nous l’appellerons Stéphanie. Elle est bénéficiaire de la distribution alimentaire d’Aigre, petit bourg où domine le seul supermarché du secteur, qui pratique des prix 10 à 20 % plus cher qu’ailleurs. L’automne dernier, quand ses droits d’accès à l’épicerie sociale ont été rouverts, deux bénévoles, émues par son maigre blouson dans lequel elle grelottait de froid, lui avait donné rendez-vous pour lui proposer des manteaux qui venaient de nous être donnés pour le magasin solidaire. J’avais trouvé ça très généreux de leur part, et cette spontanéité est souvent la seule richesse de celles qui ne comptent pas leur temps pour l’association. Stéphanie avait des droits d’accès ouverts jusqu’à fin mai, mais depuis février on ne la voyait plus. Comme elle nous avait annoncé un cancer et de la chimiothérapie, on s’inquiétait un peu de l’avoir vue disparaître. Il n’en est rien, elle est réapparue cette semaine, à la faveur d’une demande d’un bon carburant par une association partenaire.
On lui donne rendez-vous à la station essence du supermarché du bourg. La voilà qui arrive, parfaitement à l’heure, d’une commune distante d’une trentaine de kilomètres, pour un rendez-vous “pour mes yeux”, annonce-t-elle. “J’ai un glaucome”, dit-elle presque en s’excusant. On interroge un peu pour savoir pourquoi elle ne profite plus de ses droits d’accès à l’épicerie sociale. “Parce que je n’ai pas assez de sous”, avoue-t-elle du bout des lèvres. “Avant même d’envisager faire des courses, entre mes recettes et mes charges, je suis déjà à moins 78 €”, précise-t-elle. “Mais alors comment faites-vous pour manger ?”, hasarde-t-on. “Je vais aux Restos du Cœur…”.
En rentrant au siège de l’association, je songeais aux conversations récentes, lors de mondanités, avec des gens qui soupiraient “Ah ! mais quand même, il y a plein de boulot, des offres d’emploi qui ne trouvent pas preneur…!”, sous-entendu “ils pourraient se bouger pour s’en sortir, ces assistés”. Je leur faisais aimablement remarquer qu’il y a de plus en plus de “gens qui travaillent” à l’aide alimentaire dans les épiceries sociales, car la précarité touche aussi les salaires ras-des-pâquerettes. Ce ne sont pas des gens “fainéants”, juste des gens “qui bossent”, mais ne vivent pas du revenu de leur travail. Ils vident les chiffres du chômage, ne parvenant pas à remplir leurs frigos.
Dans le cas de cette pauvre Stéphanie, le sort s’acharne. Un cancer, un glaucome… On a presque envie de crier : “Mais foutez-lui la paix !”. Pourtant, elle n'émet aucune plainte, aucune révolte apparente. Pire : elle ne profite pas de ses droits à l’aide alimentaire.
“Les gens qui ont vraiment besoin, ils se terrent”, me dit très sérieusement, spontanément et très justement une des deux bénévoles qui l’avait aidée avec le manteau cet automne, en rentrant au bureau, alors que j’évoque avec elle la situation de Stéphanie.
Moi je me dis que tous ceux qui imaginent que “ces gens-là” le font exprès de ne pas pouvoir s’en sortir, ils se mettent parfois le doigt dans l'œil. Ils ne savent pas ; ou ne veulent pas voir. Une cécité peut-être pas aussi définitive que les éventuelles conséquences d’un glaucome, mais tout aussi douloureuse, peut-être.
F.S. 7 juin 2024
Adieu, mon pote Mickey…
Mon cher Michel, je ne t’ai pourtant jamais appelé comme ça, ce sobriquet était réservé à une autre époque, à tes plus vieux amis, les copains et copines de la chorale universitaire et de la fac de sciences en Sorbonne, qui t’ont accompagné dans les fameuses tournées au Brésil. Tiens d’ailleurs j’entends d’ici la samba, de là-haut où tu dois retrouver un paquet d’amis de toujours et déjà faire la bamboche, avec une guitare trouvée dans un coin du paradis. Tu aurais pu avoir 1000 vies, Michel. Je me demande d’ailleurs si tu ne les as pas eues… Tu étais un artiste, un vrai, un personnage, et tu viens de t’envoler pour ton dernier tour de piste. « Et puis... mais ce n'est pas demain, il faudra que le soir vienne, je m'en irai sur le chemin, où nous attend la chienne, un par un, mon amour, mon amour… Quand je serai dans les nuages, c'est autre part, c'est autre chose, encore, mais sans toi, tu sais, je serai seul, là-bas dans l'autre image… ». Cette chanson de Serge Reggiani, que tu aimais tant, et que j’ai découverte grâce à toi (entre autres !), voici que cette funeste prophétie se réalise, « et ce n’est pas demain » devient « aujourd’hui »…
Michel Boullet fut prêtre, 60 ans durant. Du sacerdoce, il a tout exploré, ou presque : jeune vicaire à Cognac, prof de philo au grand séminaire de Poitiers, secrétaire-général adjoint à l’épiscopat et porte-parole des évêques, organisateur (avec d’autres) des voyages du Pape Jean-Paul II à Lourdes (1983) et Lyon (1986), directeur de la toute jeune antenne de RCF en Charente (RCF « Accords »), vicaire épiscopal des zones de Ruffec et Confolens, curé-doyen de la cathédrale et du centre-ville d’Angoulême, organisateur du festival off de bande-dessinée chrétienne (avec Jean-Claude Renaud), aumônier de multiples groupes, tennisman le samedi matin, montant en chaire le dimanche, et même… retraité.
Finalement, la seule chose que tu n’as pas faite, c’est évêque. Beaucoup – dont je suis – ce sont souvent demandés pourquoi ? Avec un tel parcours (excusez du peu !) : collège et lycée Saint-Paul d’Angoulême, faculté de sciences à la Sorbonne, séminaire des Carmes de l’Institut catholique de Paris, jusqu’à Rome pour les visites à Jean-Paul II, et cette passion pour les médias, dans lesquels tu étais si à l’aise, admirant ton mentor, Jacques Chancel (dont tu copieras intelligemment la fameuse Radioscopie sur RCF Accords, et que tu nommeras Rencontre, tout un programme…) ; sosie de Jean-Pierre Elkabbach, dont tu joueras des tours à quelques garçons de café parisiens… Bref, tu avais un sacré CV ! Et puis non, tu n’as jamais été évêque, et j’allais dire tant mieux, tant mieux, pour nous ! Nous t’avons gardé jalousement pour nous seuls… Et on en a bien profité.
Homme de convictions plus que de certitudes, tu as enchanté toutes les rencontres que tu as eu la chance et les possibilités de faire. Croyants ou non-croyants, anticléricaux « bouffeurs de curés », tu n’aimais rien tant que les rencontres. Avec « d'anciens alcooliques, des sortis de taule, des jeunes, des vieux. C'est toujours un bonheur de rencontrer les personnes dans leur vérité. Il faut aimer les gens comme ils sont et non pas comme on les projette.», comme tu l’avais confié à Charente Libre en septembre 2011, au moment de prendre ta « retraite », à… 79 ans.
Nous nous sommes vraiment connus qu’au milieu des années 90, en revenant d’un pèlerinage des jeunes de Charente à Lourdes. C’était au printemps. Nous rentrions de trois jours fatigants mais si exaltants comme à chaque fois, la voix cassée par les chants, les cris, les courtes nuits. J’étais dans le même bus que toi pour le retour, et tu as pris le micro – objet fétiche que tu chérissais – pour commenter l’arrivée place Mulac à Angoulême à la façon des commentaires du tiercé par Léon Zitrone, en improvisation totale. Tout le monde riait à s’en tenir les côtes… Et moi, je me disais : « mais qui c’est, ce gars ? Quelle est cette étonnante liberté ? ».
J’ai, quelques années plus tard, eu davantage de temps pour te connaître, quand tu m’as ouvert la porte d’une petite chambre dans ton presbytère de la rue Fénelon, été 1998, alors que l’atmosphère devenait irrespirable dans ma famille, et qu’il fallait que je fiche le camp d’urgence. Nous avons partagé presque 7 ans de vie dans cette maison du 18 rue Fénelon, d’abord pour quelques week-ends et des vacances, puis, comme jeune vicaire à tes côtés, où tu m'appris la plus fondamentale des leçons : la liberté est le bien le plus précieux qui soit, même si ça dérange.
Mon cher Michel... Nous avons tant partagé, tant ri, pleuré aussi quelquefois mais plus rarement, seulement dans les circonstances tragiques de la mort de mon père, et tu fus ensuite un si bon père de substitution, en mieux, car plus libre. Tu fus tout à la fois un ami, un frère, l'oncle que je n'ai jamais eu, un modèle, un père, au sens spirituel et au sens familial. De toi 1001 souvenirs restent gravés dans ma mémoire, des sorties au théâtre dont nous parlions 8 jours avant et encore 8 jours après ; les repas de Noël à 2h du matin une fois la cathédrale enfin rangée et fermée, avec Pierre le sacristain et nous refaisions nos guerres, toi au service militaire comme sous-lieutenant au Cameroun et moi dans les parachutistes coloniaux à Mont-de-Marsan ; quand nous mettions en boîte l'évêque et ses (nombreuses) névroses ; l'inoubliable dîner improvisé avec les restes de Noël le soir de la tempête de 99, avant que le courant ne se coupe définitivement et qu'on croit arrivée pour de bon l'apocalypse, ivre du magnifique bordeaux que tu avais ouvert ce soir-là, prétextant que si ça devait être la dernière bouteille, autant que ce soit la meilleure... ; les festivals de BD chrétiennes à Angoulême et les grandes tablées avec les dessinateurs ; les blagues au second, troisième, quatrième degré ; les imitations d'Elkabbach dont tu fus le sosie plus jeune, celles de Jean-Paul II sur la fin de sa vie ; le pied à l'étrier que tu me mis à la radio RCF Accords, pour une chronique cinéma de 3 minutes dont on sait où elle m'a ensuite conduite ; le commentaire en direct à la radio depuis la sacristie pour la messe hommage après la mort du Pape ; et, bien sûr, cette inénarrable chanson de Raoul de Godewarsvelde, « Rrrrraoul, le roi du tango », que tu as chanté ad libitum, jusqu’à l’usure, sans jamais, jamais nous lasser, dans tous les dîners, rencontres, rassemblements...
Michel, je t'aimais. Beaucoup. Énormément. Infiniment. Ta disparition, je le savais - je la redoutais - était dans l'ordre des choses, à 92 ans. Mais quand même, tu aurais pu éviter de faire ça le jour de ton anniversaire... Encore une dernière pirouette dont il faut rire, alors ? Aujourd'hui, je ne peux pas. Demain, peut-être... Comme tu aimais à dire à la fin de tes propres discours : « Je n’aurais que trois mots : bravo, courage, et merci ! ». Merci Michel. Merci « Mickey ». Merci « mon frère ». Merci « mon père ». Merci infiniment.
F.S.
[RIP Michel Boullet, 11/04/1932 - 11/04/2024. Prêtre du diocèse d'Angoulême]
Tour de table, émission de RCF Charente avec mon interview sur la personnalité de Michel Boullet, à écouter ici.
C’était Tonton Pierrot
[texte personnel à l'occasion des obsèques d'un oncle parti à l'âge vénérable de 96 ans. Certains/certaines m'ont demandé le texte, je le publie ici.]
Tonton Pierrot était philosophe. Il lisait Descartes. Des cartes Michelin…
Il y avait « Tata Yoyo ». Et il y eut « Tonton Pierrot ». Notons d’emblée qu’aucune chanteuse belge n’aura d’ailleurs célébré ce patronyme autant que celui de son épouse. Heureusement le génial Jacques Tati a réalisé : « mon oncle ».
De lui, que des souvenirs, désormais : c’est la seule chose qui reste quand nos corps ne respirent plus. Le dernier souffle de l’âme s’échappe et vient se loger sous nos fronts ombrageux, ceux-là mêmes qui affrontèrent le sien, car « Tonton Pierrot » possédait ce que personne d’autre ne pourra lui enlever : du caractère, noueux comme un pied de vigne.
D’aussi loin qu’il m’en souvienne, je revois – je réentends devrais-je dire – des discussions enflammées, à mesure que descendait le niveau des bouteilles de Coteaux du Layon, de Chinon ou autres vins de Loire, les seuls nectars à trouver grâce à ses yeux. Ceux qui achèteront – si elle est à vendre – la maison de Jardres auront une cave miraculeuse ; car Tonton Pierrot faisait mieux que Jésus aux noces de Cana : on n’y a jamais manqué de vin...
Le choix des vins était en effet affaire sérieuse. Tata Yoyo s’occupait du solide, Tonton Pierrot du liquide. Chacun sa chimie… À ces repas pantagruéliques, rabelaisiens, qui commençaient vers deux heures de l’après-midi pour s’achever, dans le meilleur des cas, vers cinq heure et demi, six heures du soir à la lueur des lampes, succédait un bref entracte avant... de se remettre à table pour manger les restes. Car, oui, aussi étonnant que cela puisse paraître, il fallait se remettre à table, que nous n’avions d’ailleurs pas vraiment quittée, alors que nos estomacs réclamaient simplement « grâce ! »
C’est là que le tapis vert et les cartes sortaient du placard. Et avec eux, les discussions enflammées.
Au moment où les cartes s’abattaient sur le tapis, dans ce claquement de carton que chacun reconnaîtra, il valait mieux ne pas évoquer la gauche, encore moins les socialistes, ne pas prononcer le nom du Président de la République (François Mitterrand). Je me suis souvent demandé si être, comme ce Charentais de Jarnac, ancien élève du collège et lycée Saint-Paul d’Angoulême, n’était pas à ses yeux un péché originel. Je pense pouvoir affirmer aujourd’hui que non, ou alors sans mot dire il ne m’en a jamais fait grief. Peut-être n’en pensait-il pas moins… Et puis, un soir, je devais avoir 20 et quelques courtes années. J’étais étudiant en histoire à l’université de Poitiers. Je rêvais de Sciences-Po (je n’en rêve plus, mais ça a duré un moment). J’avais pris ma carte au « RPR jeunes ». C’est dire si je m’étais racheté une conduite depuis le collège de l’homme de gauche… Mon père était là aussi, tapant le carton entre deux volutes de gauloises. Peut-être y avait-il Bernard. Tata Yoyo rangeait quelque chose, comme d’habitude, dans la cuisine. L’inattendu se produisit. Voulant participer à la conversation, j’avais dû le pousser dans ses retranchements, entre la belote et la rebelote, fort de l’insolence des merdeux de 20 ans, et sûr de son savoir universitaire. On parlait de politique, évidemment. Quand, visage rougi par la digestion du déjeuner, et l’indigestion de mes arguments, je lui dis : « mais quand même, Tonton, c’est la démocratie… ». Il a écrié : « la démocratie, je m’en fous ! ».
Belote, rebelote, et… dix de der ! Tonton Pierrot devenait Tonton flingueur ! Ne me demandez pas les tenants et aboutissants de ce qui a conduit à ce drame – car c’en est un - je ne m’en souviens plus et franchement ça n’a plus beaucoup d’importance. Je venais de découvrir une autre facette de Tonton Pierrot, et le Coteau du Layon avait bon dos…
J’ai oublié plein de trucs de ma brève rencontre avec mon Tonton flingueur (50 ans quand même…). Mais ça, je ne l’ai pas oublié. Je me suis souvent demandé ce qui avait pu le faire sortir de ses gonds à ce point-là. Et en réfléchissant à lui depuis vendredi dernier – jour où Bernard m’a appris la nouvelle – j’ai essayé de me remémorer ce que j’avais vécu avec Tonton Pierrot. M’est revenu cette ridicule et inappropriée anecdote (je lui pardonne !), et une autre, celle d’un soir veille de Toussaint de l’an 2000, quand l’ascenseur de la tour Maine à Châtellerault s’est ouvert et qu’il en a sorti sa grande carcasse suivi de près par Tata Yoyo. Mon père venait brutalement de se faire sauter les plombs ; Tonton Pierrot venait de fendre la nuit, sur la route entre Jardres et Châtellerault, avec la Super 5 plein phares, accourant à mon secours. J’ai vu ses yeux, et j’ai compris.
J’ai compris que Tonton Pierrot, c’était d’abord ça : des yeux, un regard bleu comme l’azur, une façon de voir les choses à l’horizon et de nous regarder comme personne d’autre. Des yeux doux, même quand il sortait de ses gonds, même quand il gueulait contre la gauche, Mitterrand, les socialo-communistes, les écologistes, les journalistes quand il s’en prenait à la télé pendant le journal télévisé (pauvre télé ! elle n’avait rien demandé, mais qu’est-ce qu’elle a pris…).
Je crois qu’il y avait au fond de lui une vraie révolte, une saine révolte, quelque chose qui vous réveille la nuit contre la connerie universelle (la chose la mieux partagée au monde), l’incompétence de certains politiques, l’indifférence face aux choses essentielles : l’amitié, la filiation, l’amour du travail bien fait, les paysans, le fruit de la vigne et du travail des hommes… (la liste est longue, nous n’avons que peu de temps).
Vendredi j’ai retrouvé (je ne l’avais pas vraiment perdue) une photo de moi en parachutiste permissionnaire en juin 97, devant le rosier de la maison de Jardres. Il y a mon père, Tata Yoyo, et, à droite sur la photo, Tonton Pierrot, en chemisette à carreau par-dessus le pantalon. Je reconnais son beau regard, j’entends quasiment sa voix, cette voix un peu perchée, presque pas masculine, une voix comme on en rencontre peu, avec cette tessiture du bon sens dont il savait si bien nous distiller – comme sa prune – les bons mots, les bons conseils, les bons « trucs » à savoir : sur les poules, sur la vigne, sur le vin, sur les trains, sur les transports Toussaint, sur les cartes Michelin…
Au même moment, Jérôme m’a envoyé une photo de lui avec son grand-père datant du 12 décembre dernier. Il n’avait pas trop changé depuis la dernière fois que je l’avais vu, pour ses 90 ans. J’ai reconnu ses yeux, ce regard océan qu’il nous laisse comme le plus beau des trésors, celui d’un homme bon, entier, au caractère bien trempé, qui nous aimait.
Quand j’ai appris sa mort, j’ai entendu un dernier son, comme le craquement d’un arbre qui tombe d’avoir été trop longtemps debout. Et je me suis souvenu d’avoir lu chez Victor Hugo : « Oh ! Quel farouche bruit font dans le crépuscule, les chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule ! ».
C’était « Tonton Pierrot ».
David passera-t-il l'hiver ?
Quand j'étais adolescent, je me bidonnais en lisant les Chroniques de la haine ordinaire de Pierre Desproges. Elles se terminaient par une formule que nous répétions à l'envi avec mes copains : "quand au mois de mars, je le dis sans aucune arrière-pensée politique, ça m'étonnerait qu'il passe l'hiver".
J'ai étrangement repensé à cette formule d'un auteur qui maniait comme personne l'humour noir pince-sans-rire et cynique, quand David, bénéficiaire d'une petite commune près de Ruffec, nous a dit "au revoir" lundi dernier, juste avant la trêve de Noël : il devait repasser sur une table d'opération pour la troisième fois en quelques semaines, après deux infarctus qui ont bien faillit le laisser sur le carreau, à 51 ans, seulement. Il a deux ou trois stents posés récemment en urgence, qui lui ont fait dire - Desproges, sors de ce corps ! - qu'il ne "manquait pas de ressort". La vie de David est en suspens, mais il trouve encore la force de plaisanter, avec son accent charentais à couper au couteau, et des baskets comme pour courir un marathon. Quinze jours avant il était absent, et pour cause : les médecins l'ont rattrapé in extremis...
C'était un bref moment en marge de la dernière distribution alimentaire de l'année à Verteuil-sur-Charente, par un après-midi de froid et de brouillard, où le ciel et la terre se rejoignaient au-dessus des flaques de boue, contiguë au stade de foot, l'endroit le plus moche du bourg. Un décor à la Simenon. Salariés et bénévoles de l'épicerie solidaire ont retenu leur respiration, quand David a dit, au moment de partir : "bon, ben... j'espère vous revoir l'année prochaine...". On a tous marqué un temps de silence, durant lequel un ange est peut-être passé (il devait sérieusement se geler le cul !) ; et puis on lui a souhaité malgré tout un "joyeux Noël". Parce qu'on est comme ça, à l'épicerie sociale et solidaire E.I.D.E.R. : on prépare pour le pire, on espère le meilleur, et on prendra ce qui vient.
Chaque année, à même époque, c'est le même dilemme : que faut-il se souhaiter, dans ce nord Charente où tant de gens vivent sous le seuil de pauvreté, isolés, avec d'incommensurables problèmes de mobilité, de fins de mois qui commencent le 15, de factures énergétiques qui coûtent l'équivalent d'un PEL ? À la longue liste des tracas quotidiens s'ajoutent souvent les problèmes de santé, et c'est bien le cas présent pour David.
En rentrant au dépôt de l'épicerie solidaire à Mouton, on n'a pas beaucoup parlé, avec Céline et Jordan. Moi j'ai pensé tout le temps à David, à sa jovialité et sa sympathie malgré les emmerdements. Je me suis demandé comment il faisait, et je n'ai pas trouvé la réponse. Je n'ai pas dû faire assez de kilomètres... J'ai surtout pensé à ce qu'il venait de nous dire, et j'avais la gorge serrée. C'est là que m'est revenu Desproges, son cancer incurable, et sa formule "quand au mois de mars, ... ça m'étonnerait qu'il passe l'hiver".
Nous, on aimerait bien qu'il passe l'hiver, David, pour revoir, ensemble, le printemps. C'est mon souhait pour Noël, et je le dépose là, au pied du sapin...
Joyeux Noël.
F.S.